L’Éprouvette vous invite à un voyage en compagnie de Florence Guillerm…

 

L’éthique narrative est née en 2017 à l’initiative de Pierre Blanc-Sahnoun et du travail collectif d’une soixantaine de praticiennes et de praticiens narratifs francophones. Elle se présente comme un kit de voyage sous forme de questions qui permettent de rester en sécurité, d’offrir de la force et de la joie dans le respect de toutes et de tous. Je l’ai découverte en 2020 lors de ma formation initiale au Laboratoire Narratif, elle m’a semblé juste et indispensable dans le monde complexe où nous intervenons en accompagnement. Ayant grandi en Afrique, j’ai également fait le lien avec la philosophie Ubuntu qui traverse tout le continent et j’ai eu envie d’écrire cette lettre du point de vue de l’Afrique vers l’Occident, en questionnant aussi un point particulier sur le fait de « se tenir à l’écart de l’influence des discours dominants du business » alors même que nous répondons à des commandes de Directions porteuses de ces discours dominants. J’aimerais d’ailleurs beaucoup recueillir l’avis d’autres praticien.ne.s sur cette question, merci 🙂

 

L’Ubuntu                                                                                                                   L’Ethique Narrative

Pays Bantou                                                                                                             France

Afrique du Sud                                                                                                        Europe

 

Pays Bantou, début du XXIème siècle

 

Chère Éthique Narrative,

Nous ne nous connaissons pas encore, j’ai déjà entendu parler de toi car je m’intéresse depuis longtemps aux travaux des communautés narratives en Afrique du Sud, au Rwanda et Ailleurs. Je t’écris depuis le pays Bantou dans l’actuelle Afrique du Sud où je suis né de l’Esprit des Zoulous, Xhosas, Ndebeles et Swatis qui habitent ces terres depuis la nuit des temps.

J’ai survécu avec eux aux six cents ans d’esclavagisme, de colonialisme et d’impérialisme de toutes natures, j’ai voyagé sur l’immense continent Africain en soutenant de nombreux combats dont celui de Madiba, que vous appelez aussi Mandela, et avec lequel j’ai beaucoup discuté. Son histoire de résistance pendant vingt-sept longues années de réclusion à « Roben Island » a inspiré le monde entier car il sut non seulement se libérer lui-même, mais il libéra aussi son geôlier et ne cessa de travailler à la réconciliation des communautés qui s’étaient pourtant violemment combattues. Enfermé dans sa minuscule cellule dont il pouvait toucher les murs en tendant les bras, il lisait et relisait un magnifique poème de Yeats, « Invictus » dont les deux derniers vers me font penser à toi : « Je suis le capitaine de mon âme, je suis le maître de mon destin ».

Ce qui m’anime a été traduit en occident par le proverbe « Umuntu ngumuntu ngabantu » qui veut dire très simplement « je suis parce nous sommes », ou que notre existence n’a de sens que dans la relation et le tissage collectif, y compris avec nos ancêtres à qui nous devons la vie et avec la nature qui nous constitue, et que je ne distingue pas de la culture comme l’ont toujours fait les peuples bantous à travers leurs totems.

Honorer ces valeurs revient à considérer que nous sommes tous reliés, à être et à agir « avec » plutôt que « pour » ou « contre », à prendre soin de soi-même et de toutes les communautés pour « faire humanité et humaniser le monde » comme disait mon grand ami Desmond Tutu.

Je sais que tu te sens à la fois forte et fragile et que tu es née il y a peu de temps, en 2017, du travail collectif d’une soixantaine de praticiennes et de praticiens narratifs francophones. Tu te présentes comme un kit de voyage sous forme de questions qui permettent de rester en sécurité, d’offrir de la force et de la joie dans le respect de toutes et de tous.

La corruption fait des ravages en Afrique et, avec l’expérience, j’ai appris à en repérer les signaux annonciateurs car elle avance souvent masquée. Avoir opté pour le questionnement éthique plus que pour un code de déontologie enfermant (souvent symptomatique du contraire), honore la liberté individuelle qui m’est chère et permet de rester particulièrement efficace face à toutes les dérives de pouvoir inhérentes aux activités humaines, tu peux en être fière car il me semble que tu es la seule à l’avoir proposé dans les métiers de l’accompagnement !

J’ai lu avec attention les questions qui t’accompagnent, elles m’ont paru essentielles et pleines de sens, très utiles pour l’ensemble des praticiennes et des praticiens dans un monde de plus en plus complexe.

La première partie a cependant retenue mon attention. Tu demandes « est-ce que tu me tiens à l’écart de l’influence des discours dominants et du business » tout en répondant, la plupart du temps, à des commandes passées par des directions porteuses de ces mêmes discours dominants. Il me semble que le fait d’éclairer les discours dominants est en effet nécessaire pour pouvoir s’en libérer si on le souhaite, ou s’en accommoder en toute connaissance de cause si on choisit de le faire. Selon ma philosophie, être « avec » ne signifie pas être « pour » ou « contre » mais plutôt essayer de comprendre et d’accompagner en humanisant ce qui peut l’être.

Ainsi il me semble paradoxal de prétendre « se tenir à l’écart » du business alors même que tu es naturellement impliquée dans ce même système qui te rémunère et te fait confiance.

J’ai plutôt envie de te proposer de poser la question suivante « Est-ce que tu éclaires et est au clair avec l’influence de tous les discours dominants dans les organisations que tu accompagnes : Performance, Profit pour l’actionnaire, Conformité, Compétition, Croissance éternelle et Transformation permanente, bienveillance affichée » ?

  • De quelle façon ces discours influencent-ils tes intentions et tes choix ? Comment s’infiltrent-ils dans ton contexte de travail ? Comment parviens-tu à les contourner ou à trouver un équilibre qui te convient et convient à la personne ou au collectif que tu accompagnes ?

Je pense important d’avoir le courage de cette nuance afin de laisser suffisamment de libertés à chacun et d’être en cohérence avec l’ensemble des parties prenantes.

D’ailleurs je voulais aussi te dire qu’il existe un nombre de plus en plus important d’organisations de l’Économie Sociale et Solidaire qui honorent des aventures humaines respectueuses. La pauvreté dans laquelle vivent encore des millions de personne peut aussi être combattue par un développement régulé qui apporte de l’eau potable, de la nourriture, de l’hygiène, des soins, de l’éducation, de l’énergie, des transports, et aide à la libération de la condition des femmes. Les entreprises participent activement à ces améliorations, tu peux être fière d’y contribuer ! Je ne suis pas certain d’ailleurs que les européens aient vraiment compris ce que vivent les migrants qui fuient leur pays en proie à la famine et à la guerre. La plupart ne savent pas à quel point il est impossible de vivre ou d’avoir un avenir dans te telles conditions et le courage inouï qu’il faut pour y échapper. Si tu pouvais également leur expliquer, je t’en serais très reconnaissant car je me sens impuissant et que je dois déjà m’occuper des millions de personnes qui migrent à l’intérieur du continent.

Pour conclure, je veux surtout de remercier d’être allée jusqu’au bout de cette longue lettre car je sais que tu es très occupée par ailleurs et j’espère que mes remarques et suggestions trouveront un écho dans ton cœur !

Quoiqu’il en soit, je suis honoré de te connaître, si tu viens en Afrique du Sud tu y seras reçue avec joie et avec toute la considération que m’inspire ton travail.

D’ici là portes-toi bien !

Bien à toi, L’Ubuntu

 

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